Discussion de l’article « The Ecology of Money » de Louis Larue

Par Claire Halin, Tom Scheidel et Lise Korosmezey

Introduction  

Aujourd’hui, le système économique est l’un des piliers de notre société. Presque tout est monétarisé, échangé, réfléchi en termes financiers. “Survivre” dépend d’ailleurs, entre autres, du fait d’avoir de l’argent pour pouvoir s’acheter à manger, un toit sous lequel dormir, un accès à l’électricité ou à l’eau potable. Ces flux mondiaux permanents ne cessent d’évoluer et de changer la valeur de l’argent. Les citoyen.ne.s lambda se retrouvent donc piégé.e.s dans un système bien plus grand et complexe qu’il n’y paraît et sur lequel ils.elles n’ont, à vrai dire, aucune prise. Pourtant, la Bourse n’est pas infaillible, nous avons pu le constater à diverses reprises.  

Dès lors, certain.e.s auteur.e.s ont commencé à réfléchir et à écrire sur notre système monétaire. Une nouvelle notion, nommée « The Ecology of Money » a émergé. C’est sur ce concept que notre auteur, Louis Larue, a décidé d’écrire 

Louis Larue est post-doctorant à la Göteborgs Universitet, en Suède. Il y a un an, il a terminé sa thèse à l’Université catholique de Louvain, sur l’évaluation de plusieurs propositions de réformes monétaires, principalement des monnaies alternatives. Celle-ci s’inscrit dans les domaines de l’éthique économique et de la philosophie politique.  

L’article présenté fait partie de cette thèse et à pour ambition de parer au manque de littérature critique sur le sujet. Son objectif est donc de poser un regard froid sur le concept “The Ecology of Money”, développé par B. Lietaer et R. Douthwaite, “tout en étant le plus charitable possible avec eux”.  

Résumé de l’article 

 “The Ecology of Money” est un concept issu des travaux des économistes B.Lietaer et R. Douthwaite, selon lesquels l’origine des crises économiques et de la crise écologique est liée à l’absence d’un large réseau de monnaies locales. En effet, le système financier fonctionne grâce à un petit nombre de monnaies de référence globales (i.e. le dollar, l’Euro, le Yen…), qui sont intrinsèquement instables d’un point de vue financier et qui n’arrivent pas non plus à faire face à la crise écologique. Dans ce sens, l’écologie de la monnaie est présentée comme une solution face à ces deux types de crises, car elle permet d’ intégrer tous les citoyen.ne.s et institutions pour créer une multitude de monnaies locales complémentaires. 

Comme il n’existait pas encore de littérature scientifique à ce sujet, Louis Larue critique ce concept d’écologie de la monnaie. Plus précisément, il s’attaque à deux arguments spécifiques de Lietaer et Douthwaite, qui sont de dimension économique: 

  1. Une “écologie de la monnaie” est plus résiliente et moins fragile aux crises économiques que les systèmes monétaires actuels. 
  1. Une “écologie de la monnaie” permet de sortir de l’impératif de croissance économique.  

Premier argument: Une “écologie de la monnaie” est plus résiliente et moins fragile aux crises économiques que les systèmes monétaires actuels. 

L’argument part du constat que les systèmes monétaires actuels sont intrinsèquement instables, puisque les systèmes économiques connaissent séquentiellement des périodes d’expansion et de récession. Or, il existe que peu d’instruments pour pouvoir absorber ces chocs économiques et contrebalancer ces effondrements. Selon l’écologie de la monnaie, des monnaies locales et régionales peuvent servir de mécanisme de repli local et atténuer les conséquences néfastes d’une crise économique. Pour expliquer ce principe, les auteurs de “l’écologie de la monnaie” font des analogies entre la nature et l’économie:  

“Money is to the real economy like blood is to your body: it is an essential vehicle for catalyzing processes, allocating resources, and generally allowing the exchange system to work as a synergetic whole (…) Plants capture the sun’s energy with photosynthesis; animals eat the plants; species then eat each other in a chain to top predators (…) Similarly, economies are circulation networks consisting of millions of businesses and billions of customers (…) We know that the theoretical frame- work applies to both natural and man-made complex systems.” 

Louis Larue critique la validité de cette analogie entre écosystèmes naturels et monétaires. D’abord, il affirme qu’on ne peut pas observer des similarités réelles entre monnaie et nature. Les termes de “résilience”, “stabilité” et “diversité” qui sont utilisés pour décrire un écosystème naturel portent des sens totalement différents si on les applique dans le domaine économique. Deuxièmement, il met en question la relation de causalité entre “diversité” et “stabilité” dans un écosystème naturel et monétaire. Tandis que la littérature en écologie étudie beaucoup la relation entre “diversité” et « stabilité » d’un écosystème, cette théorie ne peut pas être transposée un par un aux sciences économiques. Troisièmement, il existe des “différences essentielles” entre un écosystème naturel et un écosystème monétaire. Pendant qu’une monnaie est créée et utilisée par l’homme avec l’intention de fournir des fonctions spécifiques, on ne peut pas affirmer que la nature réagit à des chocs de manière intentionnelle; les réactions de la nature ne sont pas conçues, mais spontanées. 

Deuxième argument: Une “écologie de la monnaie” permet de sortir de l’impératif de croissance économique.  

Le deuxième argument part du constat que les banques créent un impératif de croissance par la réalisation de prêts bancaires. En effet, les banques créent de la monnaie par l’octroi de crédits, et ces crédits sont couplés à des intérêts. Afin de rembourser sa dette et ses intérêts, le débiteur doit fructifier son capital emprunté. Selon Lietaer et Douthwaite, ce mécanisme de création de monnaie nous garde dans une spirale de croissance. Pour sortir de cet impératif de croissance, les deux auteurs plaident en faveur d’une “écologie de la monnaie”, car de multiples monnaies locales, qui ne sont pas tributaires de prêts et intérêts, seraient capables de remplacer la demande de monnaie bancaire conventionnelle, et par conséquent de sortir de cette nécessité de croissance économique.  

Louis Larue critique ce raisonnement à deux approches.  

D’abord, il met en cause l’hypothèse de l’existence d’un impératif de croissance économique. En effet, la régulation et la compétition des banques les empêchent de créer de la monnaie indéfiniment. De plus, selon Larue, l’impératif croissance provient avant tout d’un choix des agents économiques; si les investisseurs décident de consommer leurs intérêts reçus dans la communauté au lieu de les garder pour accroître leur capital, une nécessité de croissance ne sera pas induite. Ainsi, c’est bien la demande de croissance économique qui induit la création de monnaie, et non l’inverse. La monnaie est uniquement créée parce que des agents économiques choisissent de produire davantage et d’en tirer des profits.  

Ensuite, si le raisonnement précédent est invalide et que cet impératif de croissance existe bel et bien, Louis Larue se demande si une “écologie de la monnaie” pourrait vraiment permettre de sortir de la nécessité de croissance économique. Or, il révèle de nombreux inconvénients des monnaies complémentaires. Pourquoi y a-t-il que relativement peu de monnaies locales malgré la sévère crise financière de 2008? Une monnaie ne donne-t-elle pas sens uniquement si elle est acceptée par un grand nombre de personnes? Pourquoi les investisseurs voudraient-ils renoncer à ce pouvoir de fructifier leur capital en le prêtant simplement? Comment organiser un régime de change et les coûts de transaction entre multiples monnaies locales? etc.  

En conclusion, Louis Larue met en évidence que même si les monnaies locales sont fortement appréciées et populaires, il existe néanmoins de nombreux désavantages de la mise en circulation pratique de ces derniers. 

Critiques 

Bien que l’article soit très compréhensible, aussi pour des non-économistes, le concept d’écologie de la monnaie est jugé avant tout selon des critères économiques (i.e. résilience à une crise économique). Des monnaies locales sont ainsi évaluées selon leurs capacités à répondre à des problèmes globaux (i.e. capacité à sortir de la croissance économique). Or, l’objectif principal des monnaies locales n’est, selon nous, pas de faire face à ces problèmes globaux, mais plutôt de fournir des services sociaux (i.e. créer une cohésion entre citoyens et commerces locaux, sensibiliser à un circuit court etc.). Afin d’évaluer les monnaies complémentaires locales de façon juste, il faudrait éventuellement tenir compte de ces aspects sociaux.  

De plus, l’article de Louis Larue est purement critique, sans réellement avancer le débat sur les monnaies complémentaires. Généralement dans la littérature scientifique, des auteur.e.s synthétisent ce qui est déjà écrit (et scientifiquement prouvé) sur un sujet, avant d’appliquer d’autres méthodes et approfondir les connaissances dans un domaine de recherche. Dans son article, Louis Larue critique tout simplement la notion d’écologie de la monnaie. Il met en évidence que contrairement aux avis publics plutôt positifs sur les monnaies locales, la littérature scientifique ne fournit pas de preuves qu’il existe des impacts positifs globaux des monnaies locales. Or, si la critique de Louis Larue est bel et bien valide, elle n’ouvre pas de nouvelles pistes de réflexions pour des recherches futures. 

Discussion 

Lors de la discussion ouverte à l’auditoire, plusieurs questions ont été posées par les étudiant.e.s, qui permettent d’approfondir notre compréhension du texte ainsi que le contexte dans lequel celui-ci a été réalisé. 

Quid des crypto-monnaies?  

Existe-t-il également un débat autour des crypto-monnaies? Comment les intégrer dans l’écologie de la monnaie? L’analogie entre un écosystème monétaire basé sur les crypto-monnaies et l’écosystème naturel général fait-elle plus sens? 

Beaucoup de personnes pensent qu’en dématérialisant les monnaies alternatives, celles-ci seront plus faciles d’usage et donc, adoptées par un plus grand public. Aujourd’hui, on ne peut pas émettre de certitudes sur ce postulat. Quant aux crypto-monnaies, il est vrai que l’on pourrait penser qu’elles s’auto-gèrent, un peu comme un écosystème naturel. Mais leur gouvernance n’est pas si évidente et rencontre régulièrement des problèmes, par exemple lorsque quelqu’un refuse de suivre certains branchements de l’algorithme. 

Le standard émissions de CO2 

Comment utiliser les émissions de CO2 pour la création de monnaie, par rapport au gold-standard? 

Lietaer et Douthwaite ne sont pas très clairs sur ce sujet non plus. L’idée est que :  

l’activité économique créer du CO2 -> Pour limiter les émissions de CO2, il faut limiter l’activité économique. Mais l’activité économique dépend de la création monétaire -> Il faut donc limiter la création monétaire pour limiter l’activité économique et donc les émissions de CO2. 

Par ce schéma, Douthwaite soutient que pour rester dans un écosystème durable et respectueux de la planète, nous devons évaluer chaque année les quantités de CO2 que nous pouvons émettre et lier cette quantité à une quantité maximum de monnaie à créer.  

La zone euro 

Ajouter à l’euro des monnaies nationales pourrait être une ébauche d’écosystème? 

C’est Christian Arnsperger qui a proposé une écologie monétaire comprenant des monnaies locales, régionales, nationales ajoutées à l’euro. Cette diversité permettrait de créer un système plus stable dans lequel chacun.e peut être souverain sur sa monnaie. Mais la stabilité d’un tel système est encore à prouver. En effet, les auteurs.trices qui soutiennent cette théorie sont plus “anti-euro” que “pro écologie de la monnaie”. 

L’impératif de croissance 

Un doute est émis par Louis Larue quant à l’existence même d’un impératif de croissance. Mais cet impératif ne pourrait-il pas exister sur base d’autres facteurs que celui de la création de monnaie? 

Et bien si. Dans certaines économies, nous pouvons observer ce qui semblerait être un impératif de croissance. Au Luxembourg par exemple, pays dont la population majoritaire est âgée, il va falloir payer les pensions (qui coûtent cher). Pour ce faire, le pays doit passer par une croissance économique de 4%/an. Il s’agit d’un impératif démographique (et social) important! 

D’ailleurs, plusieurs auteur.trices (dont Richter et Simoneit) écrivent sur les divers impératifs qui existent : de désir, de profit, d’accumulation,… Plusieurs facteurs font qu’il y a vraisemblablement un impératif de croître, mais ce sur quoi nous pouvons douter, est qu’il n’existe qu’un seul facteur agissant et que celui-ci soit purement monétaire. 

Quelles valeurs pour évaluer le système économique? 

La stabilité et la résilience sont des valeurs reprises dans le papier et qui semblent importantes pour évaluer le système économique. En existe-il d’autres? 

En éthique économique, généralement, la valeur la plus importante est celle de la justice.