A tale of two utopias: Work in a post-growth world (Mair et al., 2020)

Présenté par Chloé Benoussan, Erman Erogan et Aidan Geel

Présentation de l’auteur et de sa pensée

Simon Mair est un chercheur en économie écologique à l’université de Bradford et avant cela il a été chercheur associé à l’Université de Surrey au Centre or the Understanding of Sustainable Prosperity (CUSP) dirigé par Tim Jackson. Ses recherches tentent d’articuler une prospérité sans croissance (Jackson, 2016) tout en essayant de développer des indicateurs et des métriques quantitatives d’un modèle macro-économique sans croissance (Mair et al., 2019). Plus récemment, ses recherches se focalisent sur les liens entre le bien-être, la productivité, l’énergie et le travail (Isham et al., 2019 ; Elkomy et al., 2020).

C’est dans le cadre de ces recherches que Simon Mair situe le point de départ de l’article, en argumentant la nécessité de faire une transition vers un monde post-croissance et post-capitaliste. Selon Simon Mair, cette nécessité provient du constat que malgré un gain d’efficience du PIB en termes d’émission de CO2 et d’empreinte matérielle, le PIB étant en constante croissance globalement, les émissions et l’empreinte matériel globale ont elles aussi sans cesse continué de croître. Ceci souligne un lien de causalité entre la croissance du PIB et l’impact environnemental du PIB. Constatant cela, l’auteur souligne également que pour parvenir à baisser les impacts environnementaux de nos économies il serait donc nécessaire de décroitre, chose qui dans le système capitaliste actuel cause de la perte d’emploi et des résultats socialement indésirable qui en découlent (pauvreté, perte de logements, etc.…).

Ce constat d’une nécessité d’un monde post-croissance s’ajoute à l’omniprésence des scénarios techno-optimistes futuristes d’un côté et des scénarios apocalyptiques d’un autre. Ceci que ce soit dans la culture populaire (i.e. romans de science-fiction) ou même dans les travaux du GIEC (aucun des scénarios y considère un PIB décroissant). Imaginer le futur serait ainsi pris en otage du pouvoir du réalisme capitaliste qui aurait gagné la bataille des représentations culturelles (Fisher, 2009). Il serait ainsi plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

L’auteur tente ainsi, avec son article, de répondre à ces enjeux en essayant de dépeindre des éléments utopiques pour essayer de penser à quoi pourrait ressembler le travail et nos économies dans un monde post-croissance. Pour cela, il tente d’aller au-delà des modèles quantitatifs et de tenter de répondre au besoin d’un récit qualitatif pour mobiliser le changement.

Résumé de l’article

L’article s’appuie sur un constat relativement simple : avec un taux de retour énergétique décroissant, la productivité va nécessairement finir par s’effondrer, ce qui devrait en toute logique se répercuter sur la charge de travail. Autrement dit, dans un monde en décroissance, nous n’allons pas travailler moins, mais plus.

Seulement, est-ce qu’une telle augmentation de la charge de travail peut être souhaitable, voire utopique ? Pour répondre à cette question, l’auteur cherche à dépasser l’imaginaire capitaliste habituel en puisant son inspiration dans deux utopies diamétralement opposées, à savoir les textes traditionnels de Cocagne et l’utopie de William Morris, intitulée News from Nowhere.

L’imaginaire débordant du pays de Cocagne fait partie intégrante du folklore européen depuis le 12ème siècle et se retrouve dans de multiples récits, poèmes et tableaux à travers le temps (Lochrie, 2016). Cette utopie se caractérise par l’absence totale de travail et une consommation excessive : le travail est proscrit, les cochons se rôtissent et se découpent par eux-mêmes et les habitants passent le plus clair de leur temps à dormir. Autrement dit, personne ne travaille mais tout le monde vit dans l’abondance. Ces textes folkloriques ont été interprétés de différentes manières : les uns y voient la description d’une vie désirable (Kendrick, 2004), alors que les autres y décèlent une satire dénonçant la vacuité d’une vie sans efforts.

En parfaite opposition à ce monde-là, l’utopie News from Nowhere dépeint un monde où le travail constitue la principale raison d’être. Dans cette Angleterre imaginaire, une révolution communiste a résulté en un pays sans classes sociales, sans monnaie et sans État. Les personnes n’y travaillent pas pour générer un revenu, mais parce qu’elles trouvent un sens à leur travail. La société dans News from Nowhere est ainsi non-consumériste et la notion de travail est fortement imprégnée par la recherche d’une dimension artistique. Sans aller jusqu’à l’autarcie, chaque personne exerce tout de même différents métiers, ce qui résulte en une division réduite du travail.

En interprétant Cocagne comme une satire, il apparaît que les deux utopies défendent un même propos : le travail comme élément essentiel de l’épanouissement. Mair s’intéresse cependant davantage encore à une seconde similitude, à savoir l’absence de coercition. En effet, ni les habitants de Cocagne, ni les résidents de News from Nowhere sont dans l’obligation de travailler pour subvenir à leurs besoins. Cette absence de coercition représente aux yeux de Mair un élément essentiel pour donner au travail une dimension utopique, et constitue l’un de ses principaux arguments en faveur d’un revenu de base inconditionnel. L’auteur démontre ainsi que la scission du lien entre travail et survie, telle que l’expérimentent les habitants de Cocagne et de News from Nowhere, permet d’améliorer les conditions de travail et d’encourager la recherche d’un sens plus profond dans l’exercice d’un métier.

Par ailleurs, en se basant sur des concepts éco-féministes, Mair illustre également que la distinction entre activités productives (permettant de générer des revenus) et reproductives (situées en-dehors du marché) ont fortement contribué aux inégalités de genre. Dans un monde du travail sans coercition et sans lien direct entre productivité et revenu, cette distinction entre activités productives et non-productives deviendrait parfaitement désuète, démantelant le rapport de domination et l’oppression patriarcale associée.

Enfin, Mair établit un lien évident entre Morris (1890) et Smith (1776) qui s’accordent tous deux à dire que la division du travail augmente drastiquement la productivité mais qu’elle impacte également le bien-être des ouvriers, les déshumanisant peu à peu. D’après Mair, pour qu’un monde avec une plus grande charge de travail puisse être utopique, la division du travail devrait donc être réduite.

Inspiré de Cocagne et de News from Nowhere, Mair propose ainsi plusieurs pistes de réflexion pour rendre utopique un monde où l’on travaille davantage. À travers la suppression du caractère coercitif du travail et la réduction de la division excessive, Mair suggère que le travail pourrait à nouveau devenir une activité épanouissante, stimulant la créativité et le bien-être, améliorant les conditions de travail et réduisant les inégalités de genre.

Discussion avec l’auteur

Après avoir exprimé des commentaires et critiques sur l’article de Simon Mair, nous avons ouvert l’échange à des questions permettant d’entamer des discussions plus larges ainsi que de connaître le positionnement de l’auteur sur certains éléments ayant éveillé notre curiosité. Ces discussions ont porté sur plusieurs thèmes : 

Davantage de travail dans un futur post-croissance

Comme nous l’avons énoncé précédemment, l’article se base sur la vision de Simon Mair et de ses collègues d’un futur post-croissance. Dans cette vision, nous travaillons tous davantage. La raison de ce postulat ne nous a pas semblé claire. En effet nous pourrions imaginer que dans un monde où l’on souhaite produire moins, nous pourrions travailler moins, la baisse de productivité n’aurait pas besoin d’être compensée par une augmentation du travail. Simon Mair nous a éclairés sur cette vision en mettant en avant plusieurs aspects. Premièrement, il imagine un élargissement du concept de travail allant de la production d’un bien matériel à toute activité utile pour le reste de la société. De plus, il lui semble difficile d’imaginer qu’avec une réduction drastique de l’utilisation des énergies fossiles et des ressources matérielles, nous pourrions produire un nombre raisonnable de biens en travaillant moins. A cette discussion, Simon Mair ajoute le travail de service qui s’appuie directement sur les humains, comme le travail de soin ou d’éducation. Dans un monde post-croissance nous n’imaginons pas faire sans cette force de travail, et nous pourrions même penser en avoir besoin davantage ce qui justifie en partie ce postulat de travailler davantage.

La productivité – point de vue sémantique

Dans un second temps, nous nous sommes posés la question de ce qu’on entend réellement par le terme productivité. Dans une économie post-croissance, ce terme pourrait avoir des  significations différentes de celles d’aujourd’hui et inclure de nombreuses activités aujourd’hui exclues du concept de productivité. Alors, la productivité redéfinie ainsi, serait-elle réellement en réduction ? Simon Mair s’accorde avec nous pour dire que la productivité est un sujet à débat, dans la mesure où elle a de nombreuses définitions et est utilisée de beaucoup de différentes manières. Selon la définition adoptée, la productivité ne baissera probablement pas. Cependant, il choisit de conserver la définition la plus courante de la productivité dans la mesure où elle est fortement institutionnalisée et politisée. Et c’est en conservant cette définition, profondément liée au PIB, que l’on comprend la nécessité de diminuer la productivité dans une économie post-croissance. Simon Mair ajoute que l’on pourrait essayer de changer la vision courante de la productivité mais que cela représenterait beaucoup d’énergie qu’il préférerait concentrer sur d’autres “batailles”.

Question de la transition

Nous nous sommes intéressés – comme beaucoup d’autres – à la question de la transition, aux manières d’aboutir effectivement à cette vision du futur proposée par Simon Mair et d’autres collègues de la post-croissance. Malgré un large intérêt pour ces questions, Simon Mair a fait le choix de ne pas s’y plonger et de se concentrer sur la conception de futurs souhaitables.

Démocratisation et pluralisme

L’article proposant un modèle de travail s’abstenant d’utiliser la coercition pour permettre davantage de démocratie dans la gestion du travail, se pose la question de la gestion du pluralisme dans un tel monde. Comment des visions différentes sont-elles conciliés dans un tel monde ? L’auteur a répondu à cette question en précisant l’intérêt de l’exercice de proposer une utopie. Celui-ci est un moyen d’ouvrir une discussion et de fixer un monde possible. Cette problématique tout à fait réelle est alors un point de tension qui doit être débattu et développé. L’intérêt même selon Simon Mair de faire un tel exercice est de proposer une option parmi d’autres afin de stimuler des discussions sur les différentes utopies possibles. Les questions pratiques de transitions et de pratiques sont dès lors propre à un autre exercice de délibération en lien avec ces utopies.

Revenu de base universel

Concernant le revenu de base universel, des chercheurs comme Gibson et al. (2018) émettent la critique que ce dernier pourrait mener vers davantage de consommation. C’est un risque que Simon Mair reconnaît mais qu’il est prêt à prendre, le revenu de base universel lui paraît séduisant dans la mesure où il est assez proche du système capitaliste pour être envisagé mais qu’il a le potentiel de le déstabiliser. Ainsi, même s’ il a le potentiel d’être coopté par le système capitaliste, il a le mérite de n’être pas seulement utopique mais d’être une solution envisageable et opérationnalisable dès aujourd’hui.

Choix des utopies

Le choix des deux utopies présentées dans l’article trouve ses origines dans le livre Utopian Thoughts in the Western World de Frank Edward Manuel et Fritzie P. Manuel. News from Nowhere et Cocagne semblaient contraster suffisamment l’une de l’autre, particulièrement concernant leur vision du travail. Malgré l’intérêt de ces deux utopies, le choix demeure arbitraire et si Simon Mair refaisait ce projet aujourd’hui il choisirait très certainement différemment. Il nous a partagé l’idée de travailler sur Solarpunk, mouvement qui se concentre sur les énergies renouvelables, les technologies et les dynamiques sociales.

Intention du chercheur

Simon Mair perçoit ses recherches comme des moyens de permettre aux lecteurs et à lui-même de s’imaginer un monde post-croissance. Comme il l’explique, il est plus facile de s’imaginer une fin du monde apocalyptique qu’un monde post-croissance et post-capitalisme. Il entend ainsi, grâce aux utopies, ouvrir les possibilités de ce qui viendrait après. Selon lui, le plus gros défi est culturel, et ses recherches participent à stimuler la créativité et l’imagination.

Conclusions

A l’issue de nos lectures attentives et des échanges avec Simon Mair nous avons la sensation que l’article A tale of two utopias: Work in a post-growth world se lit difficilement tout seul. La lecture nécessiterait d’être accompagnée de la compréhension des autres travaux de Simon Mair et de ses collègues sur la post-croissance et la productivité. Nous avons tout-de-même réellement apprécié être introduits au genre de la recherche utopique, particulièrement sur le sujet de la post-croissance et du travail. L’article, abordant une grande variété de sujets, donne envie d’approfondir ce domaine et d’en savoir davantage. 

Recommandations de lecture liées au sujet

Bastani, A. (2019). Fully automated luxury communism. Verso Books.

Cogbill-Seiders, E. (2018). Solarpunk: Ecological and Fantastical Stories in a Sustainable World. World Literature Today, 92(5), 70-71.

Fisher, M. (2009). Capitalist realism: Is there no alternative?. John Hunt Publishing.

Le Guin, U. K. (2004). The Dispossessed. 1974. New Y.

Levitas, R. (2013). Utopia as method: The imaginary reconstitution of society. Springer.

Weeks, K. (2011). The problem with work. In The Problem with Work. Duke University Press.

Références

Elkomy, S., Mair, S., & Jackson, T. (2020). Energy and Productivity-a review of the literature.

Fisher, M. (2009). Capitalist realism: Is there no alternative?. John Hunt Publishing.

Gibson, M., Hearty, W., & Craig, P. (2018). Universal basic income: A scoping review of evidence on impacts and study characteristics. Edinburgh: What Works Scotland.

Isham, A., Mair, S., & Jackson, T. (2019). Wellbeing and productivity: a review of the literature. Report for the Economic and Social Research Council.

Jackson, T. (2016). Prosperity without growth: foundations for the economy of tomorrow. Routledge.

Jones, A., Mair, S., Ward, J., Druckman, A., Lyon, F., Christie, I., & Hafner, S. (2016). Indicators for sustainable prosperity? Challenges and potentials for indicator use in political processes.

Kendrick, C. (2016). Utopia, Carnival, and Commonwealth in Renaissance England. In Utopia, Carnival, and Commonwealth in Renaissance England. University of Toronto Press.

Lochrie, K.,(2016).Nowhere in the Middle Ages. University of Pennsylvania Press, Philadelphia, pp. 320.

Mair, S., Druckman, A., & Jackson, T. (2019). Higher wages for sustainable development? Employment and carbon effects of paying a living wage in global apparel supply chains. Ecological economics, 159, 11-23.

Mair, S., Druckman, A., & Jackson, T. (2020). A tale of two utopias: Work in a post-growth world. Ecological Economics, 173, 106653.

Morris, W. (1890). News from nowhere or an epoch of rest: being some chapters from a utopian romance.

Smith, A. (1776). An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations.