Discussions autour de l’éditorial “Le paradigme comportemental, un nouvel impérialisme économique ?”

Par Agathe Bigeard, Sophie Decock, Jeanne François et Chloé Van De Putte.

Introduction

L’économie néoclassique, courant dominant de notre société, base ses fondements sur les trois postulats suivants : les agents économiques sont rationnels (modèle de l’homo oeconomicus), ils agissent dans le but de maximiser leur utilité et leurs comportements sont étudiés selon la méthode de l’individualisme méthodologique (Capul et Garnier, 2011). Ces principes sont critiqués et la légitimité du courant mainstream à gérer les enjeux majeurs qu’affronte notre société actuellement est remise en cause. Dans les années 1970, un nouveau concept fait son apparition pour redorer l’image de l’économie néoclassique : l’économie comportementale. Toutefois, la naissance de ce nouveau courant serait pour certains tout aussi problématique et il semblerait que nous faisons face à un nouvel impérialisme économique.

Nous avons réalisé une critique de l’éditorial de Philippe Roman, chercheur en économie, intitulé “Le paradigme comportemental, un nouvel impérialisme économique ?”. Il a été publié dans « La Revue Française de Socio-économie » en 2019 et a été co-écrit par Igor Martinache et Géraldine Thiry. Dans ce papier, les auteurs formulent une critique de l’économie comportementale en deux axes : épistémologique et politique.

Présentation de l’article

Il existe différentes définitions de l’économie comportementale mais toutes remettent en cause l’hypothèse néoclassique de rationalité des agents. Les deux économies s’accordent sur le fait que les agents économiques agissent pour maximiser leur utilité et qu’un écart à la rationalité est reconnu comme un biais. Toutefois, la différence tient en l’interprétation de ces biais. Pour les néoclassiques, ils sont perçus comme une simple erreur dans l’équation tandis que l’économie comportementale tente de les analyser à l’aide de différentes disciplines des sciences sociales afin de mieux les anticiper. Ainsi, il n’y a pas une réelle rupture par rapport à l’économie standard. En effet, les auteurs critiquent l’économie comportementale car elle ne remet pas réellement en cause les théories néoclassiques, elle se base sur la même normativité.

L’économie comportementale prône un tournant empirique au niveau méthodologique avec une réunification entre l’économie et les sciences sociales. La méthode utilisée pour étudier les comportements n’est plus déductive (théorie-hypothèses-expérimentation) mais inductive (observation-généralisation-paradigme). L’économie comportementale étudie les agents économiques à partir d’expériences réelles menées en laboratoire puis elle en tire des conclusions qu’elle généralise. Les auteurs nous mettent en garde sur la validité de cette méthode. L’économie comportementale utilise les sciences sociales en se limitant à l’approche de l’individualisme méthodologique, elle généralise les faits sans prendre en compte le contexte. En effet, ces expérimentations ont tendance à uniformiser le genre humain puisqu’aucune caractéristique socio-culturelle ou l’historicité des agents économiques ne sont pris en considération. De même, aucune différenciation n’est faite entre le niveau micro et macro-économique. L’économie comportementale s’intéresse en surface à l’individu qui est avant tout considéré comme un consommateur. Les auteurs affirment ainsi qu’il n’y a pas de réelle réunification entre l’économie et les sciences sociales.

L’économie comportementale pose également question d’un point de vue politique. Celle-ci prend part aux politiques publiques avec le nudge, concept créé il y a une dizaine d’années par les auteurs Thaler et Sunstein. Le nudge a pour but de faire adopter des “bons” comportements aux individus – selon les décideurs politiques – en les incitant à agir sans les contraindre et différemment de leurs comportements instinctifs. En effet, selon Kahneman les individus ont tendance à agir avec leur système automatique (par habitude ou mimétisme) plutôt qu’avec leur système réflexif, ce qui est considéré comme un biais pour l’économie néoclassique et comportementale. Les nudges ciblent ces biais et agissent sur l’architecture des choix des individus. On parle de paternalisme libertaire lorsqu’il y a un équilibre entre l’intervention publique poursuivant l’intérêt général via les nudges et le respect des libertés individuelles. Néanmoins, les auteurs nous avertissent quant aux effets pervers des nudges. En effet, il serait facile de tomber dans un paternalisme autoritaire tant les limites d’intervention entre sphère publique et privée des nudges sont floues. C’est pourquoi, leur utilisation soulèverait des questions éthiques. Ainsi, de par leur faible coût, les nudges transcendent les controverses et les débats politiques pourtant au coeur des valeurs démocrates, ce qui provoque une dépolitisation de certains enjeux. De façon générale, on peut formuler aux nudges la même critique que celle adressée à l’économie comportementaliste : le biais individualiste de son intervention puisque la volonté générale n’est pas la simple addition des volontés individuelles.

Pour conclure, nous comprenons que l’emploi des nudges en politique peut-être positif lorsqu’il est utilisé à bon escient (par exemple, disposer en avant les fruits et légumes bons pour la santé et/ou l’environnement dans un self-service) mais peut apparaître comme un outil de manipulation des comportements des agents économiques au profit de l’action publique. Ainsi, nous constatons que l’utilisation des nudges est controversée et qu’il est sujet à débat.

Critiques

À la lecture de l’article, deux critiques ont pu être formulées respectivement sur la forme et le fond. Tout d’abord, le style d’écriture peut s’avérer étonnant pour une revue scientifique. En effet, certaines formulations de phrases nous ont paru peu communes à la rédaction scientifique habituelle. Philippe Roman reconnaît avoir employé un ton que l’on pourrait qualifier de sarcastique, légèrement ironique voire « punchy ». Toutefois, celui-ci justifie ses propos en invoquant le genre éditorialiste du papier, demandant de défendre un point de vue sur un thème abordé.

Ensuite, certains concepts mobilisés dans le texte nous ont semblé être peu intelligibles pour des lecteurs ordinaires. Philippe Roman nous explique que le format court imposé par un éditorial ne permettait pas d’expliciter tous les concepts employés. Néanmoins, au vu de la publication du texte dans « La Revue Française de Socio-économie », nous supposons que les lecteurs habituels ont de meilleures connaissances de la thématique abordée et des concepts qui y sont liés.

Discussion

Le texte propose un regard nouveau et critique face au paradigme qu’est l’économie comportementale. Les critiques formulées par les auteurs sont pertinentes et amènent un débat qui nous semble judicieux de souligner.

Dans la partie « Une réunification des sciences sociales en trompe l’œil », les auteurs critiquent les comportementalistes qui tentent une réunification scientifique sans réellement y intégrer les différentes disciplines. Cependant, Philippe Roman et al. admettent la difficulté d’une telle intégration. Nous pensons en effet qu’une réunification s’avère difficile. Les sciences sociales sont des sciences basées sur l’humain et ses interactions. Or, dans le monde occidental et capitaliste libéral où les entreprises et le marché semblent se personnifier – et parfois même acquérir plus de droits que certains humains – nous nous demandons s’il existe une réelle compatibilité entre économie et sciences sociales.

Selon Philippe Roman, il s’agit en effet d’une complexité qui s’avère possiblement illégitime. Une réunification, en ce sens, ramènerait à généraliser les différences innées entre les humains, leurs contextes socio-politiques, culturels, ethniques ou religieux et nuirait ainsi à la spécificité et à la richesse de ces différences. Encore une fois, il rappelle que ce qui est bon pour un individu ne l’est peut-être pas pour une communauté entière ou un continent.

Dans la partie « Petits ‘coups de coude’ en guise de politique publique », le concept de nudge est introduit comme une solution possible pour les politiques afin de favoriser de meilleurs comportements. Les auteurs reconnaissent et alertent sur le caractère subjectif et les problèmes éthiques que posent les nudges. En effet, quels seraient les « bons » et les « mauvais » nudges ? Les auteurs soulèvent également des questions de gouvernance, de déni du politique et de transparence. Il est effectivement intéressant de se demander jusqu’où les politiques publiques ont-elles la légitimité d’interférer dans la sphère privée ?

Philippe Roman rappelle que les nudges ont, au départ, été utilisés comme processus de marketing pour influencer les consommateurs. Les nudges politiques seraient dès lors utilisés de la même manière mais dans un but de bien social commun. Il admet que des dérives et certains effets rebonds sont possibles, ce qui limite leur efficacité. L’éducation aurait, selon lui, plus d’effet sur le long terme. En outre, il explique que le nudge ne doit pas évincer d’autres approches politiques plus démocratiques et plus ambitieuses.

La discussion s’est clôturée par une séance de questions-réponses entre Philippe Roman et les étudiants.

Tout d’abord, la première question a interrogé la possible coïncidence d’apparition entre les outils des politiques publiques et la problématique de récolte massive des données des citoyens. En outre, il a été demandé si le monde était focalisé sur l’économie comportementale bien que celle-ci n’apporte que peu de solutions.

L’auteur a répondu à ceci que, concernant le big data (le fait qu’on ait de plus en plus de base de données composées de données micro), il existerait une sorte de consensus. Pour les économistes mainstream, le fait d’avoir quantité de données est essentiel. En effet, cela permettrait de faire des analyses et des comparaisons sur les données micro ainsi que sur les comportements de chaque personne. Plus il y a de données, plus des conclusions pourront être tirées. Tout ceci pourrait converger vers des modèles qui semblent être intéressants mais qui toutefois mettent de côté des aspects macroéconomiques.

Ensuite, la deuxième interrogation a questionné la valeur que pourrait avoir l’économie comportementale d’ici une dizaine d’années. Concernant la durée de vie de l’économie comportementale, l’auteur a déclaré ne pas pouvoir prendre position expliquant ne pas être en mesure de lire tous les articles sur le sujet. En effet, il ne connaît pas la tendance ni l’opinion actuelle vis-à-vis de cette économie. Est-ce révolutionnaire ou non ? Selon lui, les biais cognitifs ont été largement étudiés et analysés, il y aurait donc un enjeu de les transformer en comportements collectifs dans des politiques économiques. Pour ce faire, il faudrait passer par la modélisation multi-agents. Dans l’économie néoclassique, il est plus facile de réaliser cette modélisation étant donné qu’un seul agent, caractérisé par des traits méthodologiques, est étudié. Si une volonté de modéliser ce multi-agent émerge, la modélisation risquerait d’être relativement rudimentaire et très peu de résultats existent actuellement pour permettre de fonder des politiques économiques. L’auteur pense donc que si l’économie comportementale ne parvient pas à franchir cette difficulté, il est possible que l’engouement autour de la discipline retombe.

En outre, la troisième question a concerné le caractère très limité de l’économie comportementale puisqu’elle ne semble pas prendre pas en compte les inégalités socio-économiques. En guise de réponse, Philippe Roman a expliqué que, selon lui, les économistes comportementaux ont identifié des traits psychologiques qui sont d’après eux universels ou presque. Il est donc aisément concevable que les petites incitations non-économiques (par exemple la mouche dans l’urinoire) peuvent être répliquées dans une grande diversité de lieux et de contextes, et semblent universelles. De plus, au vu de leur très faible coût, tout le monde pourrait les appliquer.

Enfin, la dernière question s’est intéressée au caractère individuel du nudge. En effet, le nudging semblerait s’appliquer uniquement à la responsabilité de l’individu et non à celle des grandes entreprises par exemple. Sur ce point, l’auteur est plutôt d’accord avec la réflexion énoncée. Pour étayer son propos, Philippe Roman a pris le récent exemple du nudge anglais – dans le cadre de la crise du Covid-19 : montrer comment bien se laver les mains. Celui-ci renforce effectivement la responsabilité de l’individu. L’auteur a affirmé ne pas connaître de nudges importants qui soient dirigés vers les grandes entreprises, ils seraient plus orientés vers les individus. Le nudge serait donc plus qu’un individualisme méthodologique ou politique, il se révélerait plutôt être un individualisme ontologique ou épistémologique.

 

Sources :

ROMAN Philippe, MARTINACHE Igor, THIRY Géraldine. « Éditorial. Le paradigme comportemental, un nouvel impérialisme économique ? », Revue Française de Socio-Économie, 2019/1 (n° 22), p. 7-17. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-socio-economie-2019-1-page-7.htm

CAPUL Jean-Yves, GARNIER Olivier. « Dictionnaire d’économie et de sciences sociales.» Edition Hatier. Lieu d’édition : Paris. 2011. 607 pages.