La résistance comme repolitisation : Compte-rendu de l’article et d’une rencontre avec l’auteur, M. Jérôme Pelenc  

Par Celia De Loof, Youna Deniaud & Ludovic Dubois

1. Présentation de la recherche

Le chapitre de M. Jérôme Pelenc s’inscrit dans le champ de pensée de l’écologie politique, qui veille à la prise en compte des enjeux écologiques dans l’action politique en appelant généralement à une transformation profonde du modèle économique, social, et du rapport entre l’humain et son environnement. Plus spécifiquement, sa contribution dans le domaine de l’écologie politique est de proposer une manière de conceptualiser les rapports de force et les asymétries de pouvoir entre les acteurs de l’échiquier politique et de la société civile. À l’aide d’une d’enquête de type recherche-action basée sur l’observation directe et la participation, l’auteur cherche à analyser le potentiel des résistances localisées dans la repolitisation des questions environnementales sur une échelle sociétale plus large. Son étude se déroule au sein d’un mouvement de résistance civile face au projet de construction d’une méga-prison à Haren.   

L’auteur théorise la résistance localisée comme un processus perturbant un ordre néolibéral qui tend à évacuer les conflits hors de l’arène politique. Il met ainsi en exergue plusieurs mécanismes de dépolitisation grâce auquel le pouvoir hégémonique parvient à supprimer l’articulation de questionnements écologiques antagonistes à ses projets. Son étude mobilise un outil créé par Gaventa (2006), synthétisant les différentes approches développées par Bourdieu, Foucault, Scott ou encore Gramsci : le ‘Cube du Pouvoir’ (Power Cube). Cet outil analytique permet de se représenter trois dimensions du pouvoir selon ses lieux d’exercice, son échelle d’application et sa forme structurelle. Le Cube du Pouvoir permet à l’auteur d’analyser où et comment se situent les processus de repolitisation engendrés par le mouvement de résistance civile contre le projet de construction d’une méga-prison. Ainsi, l’hypothèse sous-jacente de l’auteur est que cette résistance localisée, en se confrontant à la dimensionnalité du pouvoir selon différentes stratégies, amène à la repolitisation d’une question particulière. En conséquence, cette repolitisation localisée entraîne une translation de la contestation locale vers une remise en question générale des institutions démocratiques contemporaines. 

2. Description du cas d’étude  

Le travail de M. Pelenc se base sur une étude de cas spécifique, la résistance locale faite à Haren contre le projet de construction fédéral d’une méga-prison sur le site du Keelbeek. Haren est reconnu pour être l’un des derniers ‘poumons verts’ de la ville de Bruxelles, et la construction d’une structure carcérale supplémentaire sur cet espace a soulevé de nombreuses résistances de la part des résidents locaux, des ONG nationales ou internationales, et des activistes environnementaux et anti-prison. Le site du Keelbeek a notamment été classé Zone à Défendre (ZAD), une communauté d’acteurs s’est graduellement concentrée autour de cette résistance contre ce Grand Projet Inutile et Imposé (GPII). Les différents arguments présentés contre ce projet relèvent à la fois d’une critique du système carcéral et de la politique d’emprisonnement belge dans son ensemble, d’un sentiment profond d’identité locale et d‘appartenance au quartier, d’une volonté à préserver la biodiversité et les services écosystémiques, ou encore d’une aspiration écologique à fabriquer des projets durables sur ce terrain (concernant notamment la souveraineté alimentaire). M. Pelenc a lui-même participé au mouvement tout en produisant des réflexions académiques en parallèle de son activité militante.  

3. Méthodologie  de l’auteur

Entre janvier 2016 et mars 2017, l’auteur a effectué vingt-deux interviews semi-structurées avec les quatre catégories d’acteurs identifiées (ONG, résidents locaux, occupants et activistes).  Au travers de ces entretiens, l’auteur tente de définir et d’identifier les différents processus du pouvoir en place en mobilisant l’outil du Cube de Pouvoir, lequel permet de représenter visuellement la déclinaison des différentes dimensions du pouvoir, à savoir le niveau, la forme et l’espace. Le niveau du pouvoir prend place sur quatre échelles : local, régional, fédéral/national et international. Sa forme peut être visible, cachée ou invisible. Un pouvoir visible correspond à ses structures perceptibles pas tous (institutions, procédure de décision, etc.). Une forme cachée du pouvoir conceptualise la capacité de certains acteurs à structurer l’agenda politique dans l’ombre, de manière à cadrer les négociations selon leur bon vouloir. Le pouvoir invisible représente l’idéologie hégémonique véhiculée par le pouvoir, et qui justifie son exercice  ainsi que la mise en place de ses projets. Le pouvoir invisible contraint de manière insidieuse l’agentivité des individus en formatant leur prisme de lecture (leurs normes et valeurs). Enfin, l’espace du pouvoir équivaut aux forums dans lesquels les débats politiques peuvent avoir lieu. Un espace fermé est un forum dans lequel les citoyens sont exclus de toute participation. À l’inverse, un espace invité est un lieu où le pouvoir politique reçoit les citoyens pour collecter leur opinion. Toutefois, ces espaces sont souvent instrumentalisés par le pouvoir afin de légitimer leurs décisions. Les espaces de pouvoir créé (ou réclamé) sont des forums construits par les citoyens eux-mêmes dans le but d’exprimer leurs opinions sur une problématique dépolitisée par l’autorité.   

Figure 1 : Le Cube du Pouvoir tel que présenté par Gaventa (2006)

4. Résultats  

M. Pelenc tente de nous montrer comment la résistance combat les asymétries de pouvoir à la lumière de cet outil analytique. La stratégie adoptée par les résistants confrontait à la fois l’ensemble des niveaux de pouvoir administratifs et législatifs, que ce soit les communes, les régions, les agences fédérales ou les consortiums d’entreprises, mais également les différentes formes de pouvoir puisqu’ils ont tenté de rendre perceptible les mécanismes cachés et invisibles de l’exercice du pouvoir. Des espaces de pouvoir ont également été revendiqués puis créés, puisque les résistants sont parvenus à établir de véritables lieux d’apprentissage et d’expression politique. Ils ont également réussi à s’affirmer pour un temps dans les débats grâce à leur engagement dans une lutte multisectorielle. Le mouvement de résistance a abordé, peut-être de manière inconsciente, tous les niveaux, formes et espaces de pouvoir, et a ainsi amené à une repolitisasion du projet de construction et des questions que celui-ci a soulevé. Trois types de repolitisation ont été conceptualisés par l’étude de M. Pelenc ; 

  • Créer du débat où il n’y en avait pas auparavant (en mettant au grand jour les structures du pouvoir caché) 
  • Décoloniser les imaginaires à l’aide de récits alternatifs  
  • Transgresser les espaces invités et le pouvoir visible et créant de nouveaux forums d’expression pour les citoyens 

La démonstration flagrante de cette repolitisation a permis l’irruption d’un ‘espace public oppositionnel’ selon les termes d’Oscar Negt (2007), faisant référence à un espace légitime de discussion et d’opposition qui vient contrebalancer la dépolitisation engendrée par le pouvoir hégémonique. En effet, en faisant passer le pouvoir d’un niveau caché à un niveau visible, des débats se sont créés sur la politique carcérale fédérale, la concurrence pour les terres, et les faiblesses du système démocratique belge. Les imaginaires ont également été décolonisés en luttant contre le pouvoir invisible et en montrant que les citoyens étaient capables d’enrayer la prise de décision d’un projet fédéral. Enfin, l’action directe a permis de transgresser le pouvoir visible et les espaces fermés, notamment en développant des pratiques et des modes de vies alternatifs qui perturbent l’ordre politique libéral.

5. Avis général sur le travail  

Nous avons trouvé l’article de M. Pelenc très pertinent dans sa volonté à proposer un cadre analytique de l’exercice du pouvoir dans une situation de conflit socio-environnemental. Il nous a permis d’avoir un point de vue nouveau par rapport à ce que nous avions déjà pu lire sur la résistance grâce à sa mobilisation du Cube du Pouvoir. 

L’article est également très bien construit et fluide, permettant d’en avoir une compréhension assez aisée. La méthodologie de M. Pelenc, bien que non-absente de subjectivité (étant donné sa participation active au mouvement) nous a semblé légitime et adaptée à son analyse. L’auteur revendique explicitement sa prise de position dans la confrontation des forces en jeu, ce qui donne lieu à une recherche académique et militante. Nous trouvons que cette méthodologie de la recherche-action permet de réinvestir le chercheur d’un rôle plus engagé dans la société civile en produisant des connaissances pragmatiques, lesquelles peuvent nourrir les mouvements citoyens. Rompre explicitement avec l’idéal d’objectivité du chercheur semble également résoudre une contradiction des présupposés de la recherche: une étude peut-elle vraiment se targuer d’être entièrement objective dès lors qu’elle s’effectue et se présente par le truchement du chercheur? Bien sûr, cette participation active dans le mouvement n’est pas non plus absente de problèmes, notamment celui d’accentuer ces biais inhérents à l’humain. On peut raisonnablement imaginer que l’investissement physique et émotionnel du chercheur dans une cause peut diminuer son regard critique vis-à-vis des faiblesses et défauts du mouvement. De fait, certains aspects du travail ont soulevé des interrogations que nous traitons dans la partie suivante.  

6. Rencontre avec l’auteur  

Nous avons eu l’opportunité de rencontrer M. Pelenc et de le questionner sur son travail et ses limitations. Dans cette partie, nous présentons les questions et réponses qui nous ont semblé les plus pertinentes afin d’éclairer la lecture du travail de M. Pelenc.

a. Une première interrogation concernait la convergence des luttes entre les mouvements écologistes et anti-prison décrite par M. Pelenc dans son étude. Ce dernier raconte la manière dont ces deux groupes de militants se sont rejoints dans la lutte localisée contre le projet anti-prison en apportant avec eux leurs propres revendications, ce phénomène étant décrit comme synergique par M. Pelenc. Or, nous nous sommes interrogés sur la précision de ses propos. Il nous semblait difficilement concevable que la gouvernance du mouvement dans son ensemble ne soit pas absente de confrontations entre les militants et leurs idéologies différentes, ainsi que d’asymétries de pouvoir entre les différentes factions, locales, régionales et internationales, qui le composent.

À cette question, M. Pelenc répond que l’objet de son étude n’était tout simplement pas de décrire ces divergences internes, aussi n’y a-t-il pas consacré une section. Mais ces querelles intestines existent bel et bien et méritent que l’on y porte attention.  

b. Une deuxième question porta sur la place de la violence dans son analyse du pouvoir. En effet, la violence ne figure pas précisément sur le Cube du Pouvoir. Or, l’État se caractérise par son monopole légitime de la violence, attribut qui fait planer sur ses opposants une menace potentielle et effective. En effet, les occupants du site ont été victimes de la répression policière. Il nous semblait également très probable que la possibilité de s’engager dans des formes de lutte plus offensives ait été envisagée par le mouvement.  

M. Pelenc, nous a répondu en soulignant la pertinence d’étudier la question de la violence dans toute analyse des luttes de pouvoir. Le mouvement a, en effet, été confronté à cette violence étatique, qui n’est pas seulement physique mais aussi mentale : les pouvoirs caché et invisible constituent des violences psychologiques à l’encontre des personnes qui subissent ces projets indésirables. La violence a également été présente dans les débats sur les modes d’actions envisagés par le mouvement. M. Pelenc invite donc à davantage d’études sur le sujet, ce qu’il recommande également dans son article.  

c. Nous avons aussi interrogé M. Pelenc sur le bien-fondé de sa conclusion, cette dernière faisant état d’une repolitisation des politiques carcérales de l’état fédéral belge et d’une contestation radicale de l’ordre démocratique représentatif. Or, il nous semblait crucial que la question de la durabilité du processus de repolitisation soit adressée. En effet, le mouvement de résistance a, in fine, échoué dans sa lutte, et le projet de méga-prison sera bel et bien construit. On peut donc se poser la question de l’impact actuel du mouvement dans la repolitisation des politiques d’emprisonnement.  

M. Pelenc a répondu en insistant sur l’importance de considérer cette question de la durabilité sous l’angle individuel. Les personnes qui ont participé au mouvement se sont impliquées quotidiennement dans un exercice de confrontation avec le pouvoir, et cette lutte a, selon toute vraisemblance, contribué durablement à les repolitiser en les rendant plus hermétiques et lucides vis-à-vis du pouvoir de l’État. M. Pelenc a ensuite discuté de la pérennité du mouvement à l’heure actuelle. La résistance a, durant son existence, créé des collectifs tels que ‘plateforme occupons le terrain’ et ‘collectif de lutte anticarcéral’ qui existent toujours et luttent pour des contestations similaires. Le conflit local a donc eu des répercussions durables sur la société en contribuant à l’émergence de nouveaux collectifs opérant sur un espace plus large, ainsi qu’en repolitisant les citoyens à travers le processus de participation active. L’auteur a toutefois souligné que cette lutte n’a pas qu’altéré positivement les citoyens : les frustrations et déceptions sont bien évidement présentes et font partie des dommages psychologiques que peut engendrer l’échec d’une contestation.  

d. Nous avons enfin soulevé une interrogation plus large : comment expliquer l’échec du projet malgré la formation d’un mouvement consistant ayant réussi à quelques batailles ? De plus, comment est-il possible d’accélérer le processus afin que la lutte ne dure pas pendant de nombreuses années, comme cela fut le cas ici ?  

Le mouvement avait réussi à ouvrir certains accès au pouvoir, en obtenant l’ouverture d’espaces ‘invités’ où débattre avec les porteurs du projet. Cependant, M. Pelenc a expliqué la nature instrumentale de ces espaces qui n’ont servi qu’à légitimer le bien-fondé du projet. De plus, les représentants politiques favorables à la contestation ne sont pas eux-mêmes imperméables au pouvoir ‘invisible’. En effet, malgré leur sympathie pour le mouvement, la plupart défendaient sa continuité sous prétexte de sa nécessité vitale, ainsi que de la dépendance de sentier qu’implique le lancement d’une procédure juridique validant le projet. M. Pelenc nous explique ensuite que, concernant la lutte sans fin de la résistance, ce type de mouvement lutte généralement pendant de nombreuses années. Un facteur déterminant est bien évidement le nombre d’adhérents au mouvement. Au final, le succès ou l’échec dépend de l’inclinaison de la balance des pouvoirs. Le mouvement contestataire doit parvenir à multiplier les stratégies pour repolitiser le débat et agrandir l’échelle de la lutte à un niveau national, voir international. De tels exemples sont rares, on peut notamment citer le succès de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes en France.  

Références :

Gaventa, J. (2006). Finding the spaces for change: A power analysis. IDS Bulletin, 37(6), pp. 23–33. DOI: 10.1111/j.1759-5436.2006.tb00320.x 

Negt, O. (2007).  L’espace public oppositionnel (A. Neummann, Trad.). Payot.  

Pelenc, J. (2022). Resistance as repoliticization: The resistance movement against the mega-prison project in Brussels. Chapitre de livre non-identifié. URL: https://uv.ulb.ac.be/pluginfile.php/3390706/mod_resource/content/1/ch6%20-%20pelenc.pdf